Tout n’est pas toujours rose dans le domaine de l’adaptation cinématographique. Si le fait d’amorcer un projet sur un matériau déjà existant facilite certaines choses, cela implique également des responsabilités. Pensées pour le format papier, sans contrainte de rythme, de budget ou d’effets spéciaux, les œuvres littéraires sont bien souvent des énigmes pour l’industrie qui tente sa chance, se casse la figure parfois, et jette carrément l’éponge dans certains cas. Penchons-nous ce mois-ci sur le destin célèbre de Dune, qui a donné des cheveux blancs à des réalisateurs aussi exceptionnels qu’Alejandro Jodorowsky et David Lynch.
L’un des plus grands classiques de la science-fiction, Dune de Frank Herbert (1920-1986) fut publié en 1965. Ce fut non seulement un immense succès critique et public, mais aussi une œuvre d’une ampleur jusque-là inédite dans le domaine de ce que l’on nommait encore la paralittérature. Le roman nous transporte dans un univers futuriste féodal, où chaque famille noble ou « maison » prête allégeance à l’empereur afin de contrôler une partie de la galaxie. La maison Atréides se voit octroyer Arrakis, une planète complètement désertique, mais où fleurit l’épice, substance précieuse donnant pouvoir et préscience. Arrakis ou « Dune », lieu hautement mystérieux et dangereux, est le cadre d’un récit au rythme lent, parfois même opaque, qui accumule les ramifications politiques et les sous-entendus religieux. Auteur pointilleux voire obsessif, Herbert imagina autour de son œuvre un univers entier, assorti de glossaires, de cartes, d’histoires parallèles. Dune inaugura également un nouveau sous-genre, celui de la science-fiction écologique, ainsi qu’une monumentale franchise littéraire comptant aujourd’hui des dizaines de romans, nouvelles et bandes dessinées.
En 1974, il fut annoncé qu’Alejandro Jodorowsky, réalisateur-poète surréaliste rompu à l’expérimentation (El Topo, La Montagne sacrée), s’apprêtait à porter Dune au grand écran. Il bâtit à partir du roman d’Herbert un scénario aux proportions épiques qui, filmé tel quel, aurait duré 14 heures ! Son casting aussi hétéroclite que génial accolait Orson Welles, Salvador Dalí, Mick Jagger et le propre fils du réalisateur, Brontis, qui s’assujettit à un régime strict de sport extrême et d’arts martiaux pendant des mois dans le but d’enfiler le costume de Paul, l’héritier Atréides. Pour la technique, Jodorowsky s’entoura des plus grands artistes de son temps. Une feuille de route qui donne le tournis : à la musique, Pink Floyd et le groupe rock expérimental Magma; aux décors et aux créatures, les illustrateurs Chris Foss et Jean Giraud, alias Moebius, sans oublier le peintre suisse H. R. Giger et ses visions de cauchemar. Hélas… empêtré dans les affres d’une monumentale coproduction internationale, Jodorowsky se fit torpiller par ses investisseurs. Son Dune ne vit jamais le jour. Il réutilisera plus tard une partie de son matériel de préparation pour la mythique série de bandes dessinées La Caste des Méta-Barons, et Hollywood ne se pria pas pour lui voler ses plus grandes idées et les recycler dans Star Wars et Alien. En 2013, le très fouillé documentaire de Frank Pavich Jodorowsky’s Dune raconta ce naufrage intergalactique et nous donna à voir quelques éclats de la splendeur qu’aurait pu être le film. Un premier Dune existe aujourd’hui : il s’agit d’un story-board entier assorti d’esquisses détaillées. Un film sous forme papier, en quelques exemplaires rares, et d’autant plus précieux.
Dix ans après Jodorowsky, un jeune David Lynch, encore auréolé de la réussite de The Elephant Man (1982), est appointé pour réaliser un nouveau Dune. Il n’a jamais lu le livre, qu’importe; six versions de scénarios plus tard, il accouche d’un gigantesque film de plus de quatre heures, bientôt charcuté par les producteurs. À la sortie, c’est un four : les néophytes le jugent incompréhensible et les amateurs, bien trop éloigné du matériau original. Il en émane pourtant une étrange beauté nébuleuse qui doit beaucoup à l’approche intellectuelle du roman et à des décors composés de sublimes maquettes. Cette œuvre mal-aimée a depuis été ponctuellement réhabilitée, mais il s’en trouve encore pour dire que le « vrai » Dune reste toujours à faire. Et après que des talents aussi singuliers que ceux de Jodorowsky et Lynch s’y soient cassé les dents, il a récemment été annoncé que notre Denis Villeneuve national s’attèlera bientôt à une nouvelle adaptation du roman maudit. Alors, simple rumeur ou vrai défi ? On lui souhaite la meilleure des chances !