L’arrivée imminente de L’Idiot sur les planches du Théâtre du Nouveau Monde à Montréal est l’occasion idéale d’évoquer l’œuvre du grand Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) et les visions cinématographiques du prince Mychkine, une figure romanesque follement, tragiquement russe. Son incarnation la plus rock’n’roll est certainement celle signée Andrzej Żuławski (1940-2016) dans son film de 1985, L’Amour braque. « Braque » : ce mot délaissé par le vocabulaire courant est un substitut de choix pour fantasque, baroque, voire fou. De toutes les adaptations dites libres recensées par L’Écrit et l’écran, voici celle qui pousse le bouchon le plus loin ! Le mariage Dostoïevski/Żuławski est pourtant évident. L’auteur métaphysique et le réalisateur polonais « hystérique » ont beaucoup en commun. Ils furent tous deux dissidents politiques et connurent tous deux l’exil; leurs œuvres sont obsédées par les drames de la conscience, les questionnements moralistes et les méandres du cœur humain. Leurs voix exaltées résonnent encore très fort aujourd’hui.
Publié en feuilleton entre 1868 et 1869, après Crime et châtiment mais avant Les Frères Karamazov, L’Idiot est l’épicentre de la période créatrice la plus fertile de Dostoïevski. L’auteur, qui était alors criblé de dettes et souffrait de graves crises d’épilepsie, a imaginé Léon Nicolaïévitch Mychkine : un antihéros mythique, archétype du « Fol-en-Christ », un mystique qui résiste à l’hypocrisie sociale par son innocence et sa soif de pureté. L’aristocrate sans le sou débarque à Saint-Pétersbourg après avoir passé des années dans un sanatorium suisse pour soigner ses nerfs. Gauche, maladif, illuminé et naïf, il intègre bien mal la société de son rang qui le juge « idiot ». Il y rencontrera deux femmes : une jeune fille de bonne famille, Aglaïa Epantchine, et une fascinante demi-mondaine, la spectaculaire Nastassia Philippovna. Il se confrontera également à sa némésis, l’ivrogne Rogojine. Comme tout roman russe qui se respecte, L’Idiot propose une panoplie extensive de personnages, mais le cœur de l’intrigue se concentre sur le triangle amoureux Mychkine-Nastassia-Rogojine, le tout avec les conséquences les plus tragiques.
L’Idiot a connu plusieurs adaptations cinématographiques dès 1910. Celles-ci furent signées autant par des Soviétiques (Ivan Pyriev en 1958) que par des Français (Georges Lampin, avec Gérard Philipe, en 1946) et même des Japonais (nul autre qu’Akira Kurosawa en 1951) ! Et plus de cent ans après sa mort, Dostoïevski inspirait encore les grands réalisateurs qui privilégiaient les déconstructions cryptiques de son œuvre. En 1987, Jean-Luc Godard incarne un ersatz de prince/idiot dans l’obscur Soigne ta droite. Deux ans auparavant, Żuławski nous offrait quant à lui L’Amour braque, une proposition esthétique criarde et échevelée. Il avait connu l’année précédente un véritable triomphe populaire avec La Femme publique, où il citait déjà Les Possédés (roman de 1875). Il était pour la première fois de sa carrière en position de force auprès de ses producteurs : un moment parfait pour leur faire miroiter une adaptation de L’Idiot. Le scénario fut coécrit avec Étienne Roda-Gil, le parolier de tout le gratin de la chanson française… personne ne s’attendait alors à un gangster-opéra aussi chaotique.
Żuławski fait honneur à Dostoïevski en modernisant son récit tout en revenant à son essence stylistique. Clarifiant sa plume échevelée, calmant son vocabulaire parfois vulgaire et ses tendances au délire, les premières traductions de l’auteur l’avaient en effet forcé à rentrer dans le moule d’une certaine littérature française naturaliste. Mais heureusement pour le lecteur passionné, les récents travaux d’André Markowicz chez Actes Sud lui ont redonné tout le lustre de son excentricité ! Dans L’Amour braque, les salons chics pétersbourgeois se transmutent en un Paris interlope éclairé au néon. Léon, énigmatique prince hongrois qui a les traits d’un Francis Huster lunaire, y rencontrera le désir et la mort. Rogojine, l’éternel mauvais garçon, braque des banques. Quant à Nastassia, elle est désormais une prostituée aussi juvénile que fatale prénommée Marie. Żuławski a offert le rôle à celle qui partage sa vie, une toute jeune Sophie Marceau : un choix jugé très audacieux pour celle qui peinait alors à s’émanciper de La Boum. C’est avec L’Amour braque qu’elle devint une femme aux yeux des spectateurs. Le film avance au son de synthétiseurs tonitruants tout comme ses personnages menés par des émotions plus grandes que nature. C’est étourdissant, c’est kitsch, et c’est énigmatique comme ce dialogue entre Huster et Marceau : « C’est pas ma faute » – « C’est la mienne » – « Idiot ». Parions que Fiodor Mikhaïlovitch aurait apprécié.
L’Idiot, une création d’Étienne Lepage et Catherine Vidal d’après Dostoïevski, sur les planches du Théâtre du Nouveau Monde du 20 mars au 14 avril.