Dans un monde où l’improvisation devient suspecte, où le codage de chacun de nos mouvements, répertoriés par les sondages, épiés et compilés dans le Big Data, s’infiltre dans les mentalités comme une lettre à la poste, il est rafraîchissant de tremper dans un lieu où tout s’invente encore au jour le jour.
Loin d’un monde aliéné où l’État veut s’occuper de votre vie pour mieux vous protéger, ce qui me fait penser parfois au : C’est pour mieux te voir mon enfant… du loup de la fable, je suis allée voir ailleurs si j’y étais. Comme Ulysse, je suis partie dans un endroit délicieusement imparfait.
Alors que chez nous les chats sont assignés à domicile, j’y ai vu le peuple canin le plus heureux du monde. Les chiens y trottinent museau en l’air sans tenir de maître en laisse. Ils se croisent sans se saluer, sans daigner nous regarder, concentrés, à leur affaire. Et leur affaire c’est d’être libre. Comme ils sont tous du même gabarit, courts sur pattes, ils ne sont pas dans la rivalité. Pas besoin de japper comme des cons. Aux portes des maisons, on dépose des bouteilles remplies d’eau pour se protéger de leur autographe, car ces cabots ont de la classe: ils ne pissent pas sur du plastique, ils vont marquer leur territoire ailleurs.
Bien sûr, ils laissent quelques petits cadeaux dans les rues, mais c’est bio, ça se dégrade.
J’y ai vu des oliveraies abandonnées, car les fils sont partis travailler dans le nord de l’Italie, oubliant la terre de leurs pères. Mais ces centenaires, je parle des arbres, se foutent du fils, du père et même de l’esprit de modernité; ils génèrent toujours leurs fruits. Les arbres sont libres de faire ce qu’ils veulent tant qu’un débile ne leur coupe pas la sève. Ici, ce n’est pas près d’arriver. Ceux qui restent vénèrent la terre. Leur résistance est audacieuse. J’avoue, j’ai été prise d’une envie folle, celle de troquer mes pommes pour des olives. Rester, quoi! C’est à ce moment que la Balade du phoque en Alaska s’est pointée en sourdine et je suis revenue à la raison. Ces fils, me suis-je dit, reviendront un jour. On ne peut laisser mourir un paradis.
Les vélos. Ah! les vélos. Ici, dans ce coin de pays où tout bat au rythme de la civilisation agraire, je me suis réconciliée avec le guidon et la pédale. Si vous voyez des cyclistes qui prennent toute la place, c’est que les rues sont étroites. S’ils roulent andante, c’est qu’ils sont vieux ou qu’ils ne sont pas pressés. Je les respecte. Ils ne font pas dans la compétition du moi je suis écolo et sportif, ils vont leur petit bonhomme de chemin. Ici on ne pointe pas du doigt. On laisse vivre. Une poussière de liberté flotte encore dans l’air.
En parlant d’air, je l’ai vu! Mais oui, l’air dans cet endroit perdu, c’est du HD ambiant. Tout est net comme si on avait lavé les vitres de l’existence. Et puis, ça se sent. Demandez aux pauvres malades qui respirent avec un masque si l’air qu’ils reçoivent est parfumé. Ici, l’air c’est de l’oxygène au parfum de cèleri, de mimosa et d’hélichryse. Chacun est libre d’en respirer à volonté et ça ne coûte rien. C’est compris dans le billet de la vie.
Dans chaque paradis, il y a un petit enfer. Ici, il faudrait que les policiers fassent un peu leur boulot, qu’ils sermonnent ceux qui exagèrent, mais il y en a tellement! Des voitures stationnées dans les deux sens et à contresens, là d’où je viens, ça n’a pas de sens! Ici le gendarme ne se cache pas pour attraper les désobéissants et refiler des tickets excessifs. Leur mission est plus importante. Ils traquent les voleurs de sable. Ils pénalisent ceux qui repartent avec leurs bouteilles remplies de grains de quartz, production millénaire du mouvement de la mer. Comme des fourmis infâmes, ils massacrent les plages.
Dans ce coin de pays, le pompiste est producteur d’huile d’olive bio, le D.J. est boucher et le carabinier cultive des melons. Quant au livreur de bonbonnes de gaz, il vous offre une bouteille de vin de sa production, juste comme ça parce qu’il vous trouve sympathique. Les personnes que vous croisez dans la rue vous souhaitent le bonjour même si vous ne les connaissez pas. Par habitude. Par civisme.
Je me suis demandé: est-ce mieux des rues sans papiers, mégots et crottes de chiens, des rues parsemées de bacs à fleurs, des rues en ordre, bien proprettes, mais où personne ne se voit ni ne se salue, ou bien des rues où l’autre est de la même famille, la famille des humains?
Moi qui viens d’un beau pays où le code de bonne conduite, de bien parler et de bien penser fait partie des moeurs, je me suis sentie pousser les ailes de la désobéissance. Un peu comme lorsque j’étais jeune dans un Québec cléricalisé à l’os où l’on commettait des péchés par résistance. À qui pouvons-nous résister aujourd’hui? Au pouvoir de l’argent?
Sur les traces d’Ulysse, je n’ai pas rencontré le Minotaure, ni les sirènes, ni les cyclopes, mais des brebis inoffensives, des marins et des vignerons. Je me suis sentie libre de me perdre dans le labyrinthe d’un monde imparfait, croyant que chaque vie suit son destin.
Hélas! j’y ai aussi vu le cheval de Troie. Il est entré par la porte d’en arrière. Mon ami Angelo de 80 ans me disait avec tristesse: « Tu vois, dans le village, lorsque j’étais jeune, tout le monde était dans la rue le soir. Aujourd’hui, ils sont devant la télé et leur ordinateur. Les enfants jouent avec leur IPad au restaurant pendant que les parents s’en accommodent. Et ils rêvent tous d’aller à Miami. »
S’ils savaient…
Je suis revenue, songeant au poème Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage de Joachim du Bellay et me résignant à … et puis est retourné, plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge!