Les œuvres classiques nous permettent de renouer avec des époques et des mouvements de l’histoire propres à nous faire réfléchir sur le destin de l’homme et, parfois, établir d’étranges parallèles avec notre présent. C’est l’histoire des Joad forcés de quitter leur terre en Oklahoma à la suite d’une terrible période de sécheresse au milieu des années 30. Les douze membres de la famille entassent leurs maigres biens à l’arrière de leur vieux camion et empruntent la route 66 vers la Californie. Ils osent rêver d’une nouvelle terre et d’une nouvelle vie dans cet Eldorado où, affirme-t-on, les fruits poussent en abondance et ne demandent qu’à être cueillis… Mais le nombre de migrants est tel qu’il dépasse largement celui des emplois disponibles. La situation permet ainsi aux grandes exploitations de revoir à la baisse les salaires, qui alors ne suffisent même plus à nourrir les ouvriers agricoles.
Le roman illustre de façon dramatique le sort de l’homme dont l’existence est soumise à des forces qui le dépassent parce que nouvelles et annonciatrices de profonds changements sociaux. Comment vivre sans nos vies? Comment pourrons-nous savoir que c’est nous, sans notre passé? Pour les protagonistes, dépossédés de leur terre et de leur vie, tout repère est aboli, disparu, ce qui engendre d’abord la lutte inévitable pour leur survie : se trouver du travail et gagner de quoi manger. Ensuite l’incompréhension les submerge, les accable face à l’absurdité de la situation : le travail et le salaire sont insuffisants pour assurer leur subsistance. Puis naît la colère, mère de la révolte, seule réaction possible face à l’inadmissible. […] et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. Et enfin, devant l’impuissance de leur condition, il ne reste plus que la résignation. L’ère des petits fermiers fait place à celle de la mécanisation et des grandes entreprises agricoles, tributaires des profits… et des banques. Les rapports intimes de l’homme avec la nature changent de visage. L’économie se développe sur de nouvelles bases difficiles à imaginer parce que totalement étrangères à la liberté individuelle, à la dignité de l’homme jusque-là maître de sa destinée. Ainsi la société emprunte parfois des chemins qui se révèlent des impasses pour certains individus. Aucun retour en arrière n’est possible. Chaque transformation, chaque grand courant de l’histoire de l’humanité devient une voie à sens unique. Si les Joad revenaient sur Terre aujourd’hui, ils ne reconnaîtraient pas la planète. Mais d’autres les ont remplacés, ailleurs ou dans d’autres domaines. «On n’arrête pas le progrès», dit le dicton. On peut toutefois se demander si le progrès favorise toujours la nature et l’homme.