Suite au matériel sulfureux que fut Elle le mois dernier, continuons à allier littérature et polémique. Ce mois de décembre verra également une première évocation d’une vie d’écrivain au cinéma faire son entrée dans L’Écrit et l’écran. Attaquons-nous directement à une figure aussi terrible qu’incontournable : celle de Louis-Ferdinand Céline, telle que vue par le film homonyme d’Emmanuel Bourdieu sorti en mars dernier.
Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline : officier, médaillé militaire suite à une blessure lors de la Première Guerre mondiale, puis médecin, et finalement écrivain, célébré, révolutionnaire, honni, exilé. Tout un programme pour un destin extraordinaire et un héritage des plus problématiques. D’un côté, l’écrivain, champion des thèses universitaires et des rééditions fracassantes, est étonnamment peu polarisant. Ses thèmes et surtout son langage cru et parsemé d’argot ont certes pu faire scandale à une certaine époque, mais tout le monde s’entend aujourd’hui pour saluer la valeur exceptionnelle de Voyage au bout de la nuit, son grand succès, Prix Renaudot en 1932. Il en va autrement pour l’homme. Antimilitariste, anticapitaliste et anticolonialiste à ses tout débuts, Céline l’anarchiste a rapidement cultivé un antisémitisme brutal. Une haine violente, vomie dans une série d’atroces pamphlets qui ont littéralement pris le dessus sur le littéraire. Depuis, la controverse ne faiblit pas. En 2011, le ministère de la Culture français a renoncé aux hommages prévus pour célébrer le cinquantenaire de sa mort.
Toute sa vie, Céline aura rêvé à l’adaptation cinématographique de son œuvre… en vain. Emmanuel Bourdieu lui aura plutôt offert cette année un biopic totalement non traditionnel. Une évidence. La démarche littéraire et intellectuelle teinte toute l’œuvre (cinq long-métrages) du réalisateur et docteur en philosophie, qui fait ici équipe avec la scénariste Marcia Romano afin de cueillir l’écrivain dans un moment très précis de son existence : la fin des années 40. Céline ne pouvait souffrir la France de la Libération, qui le lui rendait bien. En exil au Danemark avec son épouse Lucette, il purgea tout d’abord une peine de prison, puis fut assigné à résidence durant trois ans. C’est à ce moment qu’il engage une abondante correspondance avec l’universitaire américain Milton Hindus. Détail non négligeable, celui-ci était juif. Juif, mais admirateur transi. Il rend visite au couple Céline dans leur spartiate demeure rurale. Lucette y voit immédiatement une merveilleuse occasion de réhabilitation pour son mari. Encore faudrait-il que celui-ci se tienne tranquille et musèle ses emportements. De cette expérience est né L.-F. Céline tel que je l’ai vu (traduction de The Crippled Giant, 1950), ouvrage signé Hindus et inspiration du film de Bourdieu.
Louis-Ferdinand Céline chronique ainsi les quelques semaines d’intimité qu’Hindus a vécues avec ce couple hors normes. Bien davantage qu’une simple biographie filmée, Bourdieu nous offre un instantané de ce qu’aurait pu être Céline, une fenêtre ouverte sur un créateur usé et imprévisible, et sur une improbable rencontre. Le résultat est haut en couleurs. Malgré la rigueur ascétique nordique, le choc sera rude pour les personnages. Entre les Céline et leur invité, c’est un éternel jeu du chat et de la souris. Les premiers sont vite agacés par la présence quelque peu apathique de ce jeune homme maladivement timide, mais doivent cependant multiplier les flatteries. Le second souhaite faire parler au maximum le grand écrivain afin de nourrir son propre ouvrage à venir. Résultat : un suspense en creux, qui fait la part belle aux acteurs. Dans le rôle de Céline, Denis Lavant est en roue libre, pour le meilleur et pour le pire… la muse de Léos Carax et roi des scènes théâtrales ne pouvait que se jeter sur une telle occasion ! Il prête à la figure de l’écrivain son curieux visage souffrant, ses éclats de voix subits, son énergie de punk. Entre éclairs de génie et pur cabotinage, il brille autant qu’il agace : son Céline est un portrait fantasmé de créateur misanthrope, dictateur, halluciné, hilarant parfois, totalement imprévisible. À ses côtés, la gracieuse Géraldine Pailhas incarne Lucette, peut-être le plus beau rôle du film. Elle est une belle lumière dans cette proposition cinématographique originale, qui a le mérite de jeter un regard inédit sur l’un des plus grands problèmes moraux de la littérature française moderne.