De nouveau un biopic à L’Écrit et l’écran ce mois-ci, et de nouveau un biopic qui n’a rien de traditionnel : Neruda de Pablo Larraín, à l’affiche dès le vendredi 20 janvier, est plutôt une œuvre réflexive sur les mécanismes de la littérature elle-même. Révélé à l’international en 2012 avec No, son quatrième long-métrage, le réalisateur chilien propose des projets toujours surprenants, passionnants et très mis en scène, de véritables cadeaux pour cinéphiles. De son propre aveu, il n’aime pas les biographies; il vient pourtant d’en aligner deux de suite ! Grand bien nous fasse : après Jackie, excellent premier essai américain, voici donc Neruda.
Neruda, pour un Chilien, évidemment, c’est spécial. Parce que Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto, dit Pablo Neruda (1904-1973), est presque le créateur de l’âme nationale. Parce que l’immense poète fut aussi une sulfureuse icône politique. Et parce que son destin fut troublé, tragique, totalement fabuleux. C’est exactement la voie empruntée par Pablo Larraín : son film ose carrément le glissement du monument intouchable à la figure romanesque. Le tout débute alors que Neruda, sénateur communiste, passe à la clandestinité forcée après son discours critiquant ouvertement la répression pratiquée par le président Gabriel González Videla. Nous sommes en 1948. Deux ans plus tard sera publié sous le manteau son légendaire Canto General, œuvre épique de plus de quinze mille vers (!) qui ambitionne d’incarner lyriquement toute l’Amérique latine. Puis le poète obtiendra le Prix Nobel de littérature, et en 1973, à peine douze jours après le coup d’État ayant renversé le président socialiste Salvador Allende, il mourra dans des circonstances plus que douteuses… voilà pour la vérité historique. Du côté de la fiction, le scénario de Guillermo Calderón colle dans les pattes de Neruda un policier du nom d’Oscar Peluchonneau. Celui-ci, pas très doué et victime d’un complexe d’infériorité certain, voit dans la capture de Neruda d’immenses possibilités d’avancement. Que la traque commence !
Tout au long du film, Peluchonneau poursuivra Neruda en ville, à la campagne, à la montagne, sur l’eau et dans la neige, échafaudant un véritable thriller haletant avec rebondissements, secrets, mensonges, déguisements et deus ex machina. Et le gros plus, c’est le commentaire structurel de toute l’affaire : Neruda est le personnage « principal », et Peluchonneau, toujours à sa remorque, n’est qu’un simple rôle « secondaire ». Mais les seconds couteaux peuvent cependant se rebeller et revendiquer haut et fort un meilleur statut ! La course-poursuite entre le poète et le policier devient donc une course au premier rôle, qui s’incarne par une avalanche de distanciations. Ce concept théorique, imaginé sur les scènes théâtrales des années 1920 par Bertolt Brecht (Verfremdungseffekt), est de fait inhérent aux œuvres engagées. Par l’inclusion d’intermèdes hors récit, sortes de pauses où le spectateur est retiré de force du confort de la fiction, le créateur introduit questionnements ou commentaires. Le procédé est ouvertement artificiel, pas toujours agréable, et c’est bien le but : susciter la réflexion plutôt que la classique identification. Évidemment, Neruda n’est pas à proprement parler une œuvre engagée, mais son inspiration, elle, l’était. Et par sa forme biscornue, le film s’engage à deux niveaux : politiquement, et surtout sur le statut de la fiction.
En plus de porter la voix du poète, les références sur la forme littéraire abondent dans le film. Pour preuve les romans policiers à deux sous que Neruda sème comme autant de petits cailloux sur le chemin de Peluchonneau, qui y voit avec raison des commentaires acides sur la réussite de son entreprise. Et la littérature, c’est aussi ce qui permet d’élever l’esprit humain. Dans une scène merveilleuse, le policier interroge un chanteur travesti après une descente dans un bordel. Un entretien à fleur de peau, dans la cigarette du petit matin, où sera magnifiquement décrit l’« effet Neruda » : aux côtés du poète, tous les artistes se sentent grandis et hissés vers l’excellence.
Le film de Larraín assume également une forme super léchée : du grain terreux de la pellicule aux projections vintage de paysage au travers des vitres des voitures, la table est mise pour créer un hybride néo-noir dont les ramifications se déplient presqu’à l’infini. Neruda prendra l’affiche dès ce vendredi au Cinéma du Parc.