Ce mois-ci marque la première incursion de L’Écrit et l’écran dans la littérature américaine, et ceci se fera avec une œuvre rigoureuse, bien loin de la simple biographie filmée. Emily Dickinson (1830-1886) est unanimement considérée comme l’une des plus éminentes poétesses du nouveau continent. Pourtant, c’est à un réalisateur britannique, Terence Davies, que l’on doit son récent portrait au grand écran : A Quiet Passion.
Née dans une famille cossue de notables protestants, Emily Dickinson n’a presque jamais quitté sa petite ville de Amherst au Massachusetts. Elle y vécut une existence en apparence tranquille, prenant soin des siens et entretenant une abondante correspondance. Pourtant, elle était aussi considérée comme une excentrique, consumée par son amour de la littérature et rejetant les conventions qui régissaient alors les vies des femmes. Son œuvre considérable fut longtemps méconnue, et pour cause : d’un corpus riche d’environ 1800 poèmes, seulement une dizaine furent publiés de son vivant. Elle ne s’est jamais mariée et ses dernières années se sont déroulées dans une réclusion quasi-totale. Voici une matière à la fois austère et romanesque pour Terence Davies qui, à l’image de son sujet, mène depuis cinq décennies une œuvre aussi célébrée par les amateurs que confidentielle pour le grand public : seulement huit films, principalement des adaptations littéraires situées dans le passé (The Neon Bible, The House of Mirth et Sunset Song).
Avec A Quiet Passion, il plonge en plein XIXe siècle puritain. Avec un message clair : chez Emily Dickinson, la passion brûlait. Celle de l’art évidemment, mais aussi une certaine extase mystique. La poétesse avait une personnalité d’exception, colérique et tempétueuse, qui supportait bien mal la discipline. Elle avait un sens moral aigu, ne pardonnait pas facilement ni les faiblesses, ni les trahisons. Sa vie intime était cousue de mystères et son unique amour aurait été un pasteur marié… Tous ces éléments finement suspendus entre mythe et réalité sont délicatement dépeints dans un film pointilliste, dont l’action est presque confinée entre quatre murs.
Comme c’est souvent le cas chez les génies ignorés, ce n’est que longtemps après la mort de Dickinson que l’on comprit l’ampleur de son œuvre. La reconnaissance de son talent fut également retardée par le côté inclassable, voire sulfureux, de son écriture. Elle qui avait mené une vie de grande solitude imaginait en effet des vers ardents et fiévreux qui sous-entendaient que les femmes, célibataires de surcroît, pouvaient avoir une intimité et des pulsions, même rêvées : supposition absolument impensable pour la prude Nouvelle-Angleterre de l’époque. Ses poèmes étaient rédigés dans une forme extrêmement personnelle et unique. Faisant fi des modes et des conventions alors en cours, elle privilégiait des vers courts et une ponctuation créative. Un premier recueil fut publié en 1880 après avoir subi de lourdes modifications pour rendre le style et le ton « acceptable », et ce n’est qu’au milieu des années 1950 qu’une intégrale authentique et respectueuse fut produite, permettant finalement au lecteur d’atteindre cette âme singulière.
Avec sa personnalité complexe et mystérieuse, la poétesse aurait pu inspirer une biographie classique autant qu’une véritable expérimentation lyrique. Ni l’un ni l’autre mais un peu des deux, A Quiet Passion intéressera-t-il davantage les amateurs, ou les néophytes ? En Cynthia Nixon, il bénéficie définitivement d’un avantage certain. Quel beau geste de casting que d’avoir fait appel à celle qui demeure, dans l’esprit du grand public, inséparable de la Miranda de Sex & the City. Exit ici les tailleurs de superwoman et le marivaudage urbain, bienvenue aux toilettes corsetées d’Emily ! Mais la verve de l’actrice est toujours aussi présente. Le scénario, très bavard, lui offre des salves acides et des répliques pleines d’esprit qui raviront les amateurs de bons mots. Ces dialogues-fleuves sont livrés dans de constants champs-contrechamps qui accentuent encore davantage l’aspect pictural de l’œuvre. Formellement sublime dans son ascétisme, A Quiet Passion est une reconstitution d’époque toute en rigueur et en sobriété, à l’image d’Emily Dickinson qui, à la fin de sa vie, ne se vêtait que de blanc.
A Quiet Passion prendra l’affiche le 5 mai prochain dans les salles montréalaises.