À tous ceux qui ne me lisent pas : le poète maudit

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

La sortie en salles d’un film québécois s’intéressant à un poète d’ici : pour L’Écrit et l’écran, l’occasion est trop belle ! À tous ceux qui ne me lisent pas prendra l’affiche le 24 novembre prochain et s’inspire très librement de la vie et de l’œuvre d’Yves Boisvert. 

Il est toutefois important de mentionner que le premier long-métrage de Yan Giroux n’est pas une réelle biographie filmée. Boisvert n’est même pas directement identifié : à l’écran, le poète se nomme simplement « Yves ». C’est une sorte de clochard céleste, cahier sous le bras et clope au bec, incapable de se poser et de se plier aux conventions sociales du métro-boulot-dodo. Comme auteur, il est reconnu et régulièrement invité à donner des conférences, à siéger sur des comités, le tout bénévolement « pour l’amour de l’art ». Mais cet amour paie difficilement un loyer… alors Yves crèche chez les uns chez les autres, rançonne gentiment ses quelques amis. Un jour, il déboule dans la vie de Dyane et de Marc, son fils adolescent. Il bousculera leur quotidien, leurs certitudes, et ouvrira leur esprit à une vision de l’existence plus libre et moins conformiste. 

Dans la vraie vie, le poète avait aussi sa Dyane (Gagnon) qui signait la conception visuelle de ses livres, des objets hors normes. Yves Boisvert est né 1950. Enfant, il accumule accidents et maladies et on le surnomme le miraculé. Il se consacre à l’écriture dès le début des années 70 en ambitionnant de rompre avec la tradition de la poésie lyrique pour mettre de l’avant une oralité, violente, viscérale et trash, influencée par les courants majeurs de la contre-culture du XXe siècle. Boisvert publie des manifestes, crée plusieurs revues. En 1985, il fonde le prestigieux Festival international de la poésie de Trois-Rivières, toujours en activité. Il décède en 2012 à l’âge de 62 ans seulement, des suites d’un cancer du poumon. 

Le triptyque dit des Cultures périphériques (Les Chaouins : paysage d’une mentalité, La Pensée niaiseuse ou les aventures du Comte d’Hydro et Mélanie Saint-Laurent), paru entre 1997 et 2004, est unanimement reconnu comme une œuvre capitale de la poésie québécoise contemporaine. Yves Boisvert a laissé une corpus à l’ampleur considérable et a vécu de sa plume, un « détail » que tous les articles soulignent d’entrée de jeu comme étant remarquable – ce qui, en passant, en dit long sur la situation économique des écrivains québécois… Mais malgré les accolades du milieu, Boisvert s’est toujours revendiqué comme un de ces « chaouins, magouas, bozos et autres sans-dessein [qui] peuplent le tiers-monde de l’arrière-pays où la mentalité minoritaire vaut ce que vaut le territoire : du sable, du débris, de la rouille ». 

À tous ceux qui ne me lisent pas touche aux deux volets de l’existence du poète : le public et le privé. Pour les critiques et les intellectuels, Boisvert était un créateur intègre et sans compromis, mais parfois incompréhensible et rebutant. C’est aussi le cas du personnage de cinéma, campé telle une évidence par Martin Dubreuil. Yves peut compter sur les prises de risque de son ami éditeur, mais il agace prodigieusement ses pairs par son anarchisme insolent. À ce titre, le scénario de  Guillaume Corbeil et Yan Giroux offre un portrait au vitriol du milieu littéraire, gangrené par les appétits publicitaires et la dictature des ventes. Les dialogues sont irrésistibles de causticité. Mais le cœur du film, ce sont les relations sensibles qu’Yves tisse avec Dyane, sa complice, et le jeune Marc dont les horizons en sortiront grandis.

Au cinéma, Yves Boisvert, ou plus généralement la figure du poète, symbolise l’artiste total : celui qui, par son rôle et sa vision du monde, se place d’emblée en marge. Poète n’est pas un métier, c’est une vocation dévorante : « Ma condition résulte d’une guerre / Entre ce que je suis / Et ce que le monde dans lequel je me trouve / Me suppose être ». Le titre À tous ceux qui ne me lisent pas apparaît comme une dédicace, un défi lancé par le créateur à l’univers.