If Beale Street could talk : les amoureux de Harlem

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

La carrière de Barry Jenkins a explosé en 2016 avec son second long-métrage, un véritable film-Cendrillon. Campé dans les quartiers pauvres de Miami gangrenés par la drogue, la négligence et les impératifs de la masculinité toxique, Moonlight était une adaptation de la pièce de théâtre autobiographique de Tarell Alvin McCraney In Moonlight Black Boys Look Blue. Jenkins en a tiré un récit initiatique déchirant, aussi formaliste que fondamentalement poétique et engagé dans l’affirmation des identités noires et queer. Lorsque Moonlight remporte l’Oscar suprême suite à un imbroglio digne d’une comédie burlesque, c’est la surprise générale.

Pour son troisième film, le tout récent If Beale Street could talk, Barry Jenkins s’est une fois de plus tourné vers l’adaptation littéraire. Celle-ci est d’autant plus attendue que le réalisateur se pose, dans sa propre contemporanéité, comme l’héritier naturel de ces grandes figures afro-américaines de la lutte pour les droits civiques. Mais aussi militant que soit son discours, Jenkinsne donne pas dans la fureur pop à la Spike Lee et se range résolument du côté du lyrisme : s’abreuver à la source de James Baldwin était donc une évidence. 

Écrivain, poète, dramaturge et essayiste, James Baldwin naquit à Harlem en 1924. D’une intelligence perçante, il découvrit tôt son homosexualité et trouva son bonheur – et une certaine sécurité – auprès des livres. Jeune homme, il fréquenta naturellement la Bohême artistique de Greenwich Village, mais la ségrégation raciale et les constantes brutalités policières l’ont rapidement poussé à l’exil. Athée, apolitique et intellectuel, il a ouvert une troisième voie au discours militant afro-américain des années 60 et 70. Sa parole fut plus érudite que celle des Black Panthers, plus violente que celle d’un Martin Luther King, mais tout aussi essentielle : « Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver au fond d’eux-mêmes pourquoi, tout d’abord, il leur a été nécessaire d’avoir un “nègre”, parce que je ne suis pas un “nègre”. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu’il vous en faut un ». James Baldwin est décédé en 1987, à 63 ans.

Publié en 1974, If Beale Street could talk est le cinquième roman de Baldwin. Le Harlem de l’époque y est un écrin pour l’idylle bourgeonnant de Tish et Fonny, victimes de leur jeunesse, de leurs difficultés familiales et du racisme ordinaire. Fonny, qui aspire à être sculpteur, sera faussement accusé de viol par une immigrante portoricaine, elle-même soudoyée par un policier véreux. Il est immédiatement écroué, laissant l’angélique Tish sur le pavé, enceinte, seule avec son grand amour et une croisade juridique insensée à mener…

If Beale Street could talk dépeint un monde où les jeunes noirs, particulièrement les jeunes hommes, sont constamment jugés comme étant des bons à rien, leurs ambitions et leurs élansridiculisés et réduits à néant par une société intolérante. Heureusement, une immense chaleur subsiste : celle de la famille de Tish, qui la soutient avec une affection merveilleuse. Semée d’embûches, la trajectoire des personnages demeure illuminée par un optimisme étonnant, qui était celui de James Baldwin. Au grand écran, la parole de l’écrivain s’incarne par la voix off de Tish, qui se voit octroyer des séquences entières, se déployant dans toute sa richesse sémantique et sa musicalité. L’idéalisme de l’auteur se traduit également par la « manière Jenkins » : plans au ralenti, élégance extrême de la caméra et des costumes, image aux couleurs éclatantes et nostalgiques. Le réalisateur fait le pari d’un récit romantique comme il ne s’en fait plus, et sa fidélité remarquable aux mots en dit long sur son admiration pour Baldwin. Elle insuffle aussi au film une aura distanciée, intellectuelle, qui rompt avec les mécanismes de l’affect immédiat préconisés d’ordinaire par Hollywood.

Moonlight touchait droit au cœur par son honnêteté et sa frontalité. Par-delà le recul historique, If Beale Street could talk traite de thèmes conjoints; cependant, son ascendance littéraire, qui confine au mythe, nimbe le film de dévotion et de respect. Dans son excellent documentaire ANot Your Negro (2016), de Raoul Peck ancrait brillamment la pensée de Baldwin dans l’actualité la plus brûlante. Barry Jenkins, lui, la hisse vers des sommets hors du temps. 

If Beale Street could talk est présentement à l’affiche à Montréal.