Enterrer les morts… et Réparer les vivants

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Un roman essoufflant au style surprenant pour un film tout en demi-teintes : c’est l’adaptation d’un succès de librairie récent qui intéresse L’Écrit et l’écran ce mois-ci. Maylis de Kerangal, romancière française née en 1967, a longtemps travaillé dans le monde de l’édition. Après Corniche Kennedy en 2008, Réparer les vivants lui a valu une pluie de prix littéraires en 2013. Il n’a pas fallu trois ans pour que le roman soit transposé au cinéma par Katell Quillévéré, jeune réalisatrice très célébrée pour ses deux premiers longs-métrages Un poison violent (2010) et Suzanne (2013). Ce troisième film est encore plus ambitieux.

L’année 2016 fut finalement très cinématographique pour Maylis de Kerangal car Corniche Kennedy a également été porté au grand écran par Dominique Cabrera. Les deux romans ont en commun le goût des sensations fortes, et de la mer. Dans le premier, un groupe d’adolescents trompent la langueur de leur été en plongeant tout à fait illégalement du haut d’un boulevard côtier marseillais. Dans le second, Simon, Chris et Johan ne vibrent que pour le surf et les « sessions » d’urgence sur les vagues et sous les falaises du pays de Caux. Les trois jeunes à peine majeurs se lancent des invitations en pleine nuit, sautent dans leurs combinaisons en néoprène, et affrontent la mer glacée sans peur et sans reproche. Mais un de ces petits matins transis, leur vieille camionnette prend une embardée, et Simon n’en reviendra pas. En état de mort cérébrale, et malgré son corps chaud et ses joues colorées, il est décédé. Réparer les vivants est le roman d’un don d’organes :  24 heures à peine plus tard, c’est dans la poitrine de Claire que battra le cœur de Simon.

Ces 24 heures, la puissance d’un temps compté, s’incarnent de manière très tangible dans le style singulier de Maylis de Kerangal. La romancière privilégie les phrases à rallonge, constellées de virgules et de digressions qui se rapprochent dangereusement du flux de conscience. Son écriture nous prend à la gorge, donne le tournis, étouffe et essouffle; l’effet est un peu indigeste parfois, mais très intense, vertigineux. À l’écran, ce sont des plans rapides et aériens qui tentent d’épouser la forme virevoltante du récit. Le roman comme le film sont divisés en deux, côté donneur et côté receveuse. Mais si le premier se permet quelques allers-retours, le second préconise la séparation narrative jusqu’à la réunion de la greffe. Il donne également une épaisseur notable au personnage de Claire, à qui il invente des passions et des failles absentes du roman original.

Publicisé par des campagnes de sensibilisation à répétition depuis les années 70, le don d’organes semble demeurer une terra incognita pour une partie du grand public. À l’énigme que représente la mort cérébrale, le récit de Maylis de Kerangal oppose une vocation d’éducation. Et les images Katell Quillévéré, moins explicatives, effectuent peut-être encore mieux le travail. Par leur patience et leur minutie, le roman et le film nous permettent de pénétrer un monde opaque et chargé en mythes : un département de réanimation et ses employés vidés par des gardes de 12 heures, des chirurgiens pendus 24h/24 au bout de leur téléphone, et des rites funéraires nouveau genre, étranges cérémonies effectuées sur les tables d’opération, ici au son des vagues que Simon aimait tant. Nous suivons une poignée de personnages qui gravitent autour des corps : parents, enfants, amis et amours, médecins et infirmiers. Une poignée de figures en suspens. Chacun aura son instantané qui nous dévoilera ses préoccupations et ses états d’âme. On retrouve ces éclats dans le film, en moins précipité, en plus doux. Le scénario, signé par la réalisatrice et son collaborateur Gilles Thaurand, est très fidèle au matériau original. Il en reprend bien souvent les mots exacts, et les cheminements mentaux des personnages deviennent dialogues.

Réparer les vivants : ce titre magnifique est tiré de Platonov, pièce de Tchekhov. Après une superbe introduction toute en surf, où la caméra plonge et replonge en suivant les participants à cette cérémonie secrète pleine de poésie, le film démarre plutôt lentement. Persistez toutefois, car sa seconde partie recèle de vraies beautés : le son du piano de Nils Frahm tout d’abord, et finalement une conclusion plutôt fascinante. 

Réparer les vivants prendra l’affiche à Montréal dès le vendredi 10 mars.