Cet amour-là : Jeanne et Marguerite, la femme moderne

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Bon an, mal an, les idoles des Trente glorieuses et des baby-boomers nous quittent, certaines plus rapidement que d’autres. C’est l’époque qui veut ça. Heureusement, Jeanne Moreau a eu la chance de vivre jusqu’à 89 ans et d’avoir pu essaimer sa remarquable carrière sur sept décennies. L’inoubliable héroïne de Jules et Jim avait su séduire tout le cinéma français, mais également les plus grands réalisateurs internationaux : l’italien Michelangelo Antonioni, l’américain Orson Welles, l’espagnol Luis Buñuel, l’allemand Rainer Werner Fassbinder… du lourd. Elle a chanté, aussi. Et surtout, elle a remarquablement incarné la femme moderne, libérée, indépendante, à la fois intellectuelle et sensuelle, presque sauvage. Mieux que belle : magnétique.

De par sa génération et son métier, Jeanne Moreau a fait siennes nombre de batailles. Ses rôles et son franc-parler en ont fait une véritable icône de liberté. Et c’est d’abord cette insolente personnalité qui l’a rapprochée de Marguerite Duras (1914-1996), autre monument, autre icône. L’écrivaine emblématique a autant exploré les méandres de l’autofiction que ceux du Nouveau Roman à travers une écriture de la déstructuration, viscéralement avant-gardiste, qui a su gagner un large public – notamment avec L’Amant (1984). Du fabuleux scénario d’Hiroshima mon amour à la réalisation de ses propres films (Détruire, dit-elle, Le Camion, India Song), Duras a aussi côtoyé le cinéma de près. En 1972, elle offrait d’ailleurs à Moreau un rôle dans Nathalie Granger. L’actrice de la romancière furent très liées durant des décennies avant de se s’éloigner sans raison, sans tambour, sans fracas… le tourbillon de la vie. La boucle se boucle lorsqu’en 2001, Josée Dayan demande à Jeanne d’interpréter Marguerite dans Cet amour-là.

Loin d’être une biographie extensive, l’œuvre capte Duras dans un moment précis, qui fait déjà partie de la vieillesse. Ce film-gigogne est une adaptation de l’ouvrage du même titre de Yann Andréa, lui-même inspiré des années de vie partagées entre les deux auteurs. Le jeune homme timide et la vieille dame indigne se rencontrent très brièvement en 1975. Trente-huit ans les séparent, il préfère les garçons. Elle est tout d’abord très méfiante : « J’en ai connu des mecs qui récitaient du Duras appris par cœur ». Mais après avoir reçu des torrents de lettres, Marguerite invite Yann à la rejoindre dans sa maison de Trouville. C’est ici que commence une relation intense, tordue et passionnée, marquée au fer rouge de la littérature. C’est aussi ici que le film commence.

Quand Yann Andréa débarque chez Duras, elle vit seule depuis longtemps, avec les volets fermés car « le soleil, c’est trop violent quand on écrit ». Elle rédige des articles de journaux, mais plus de livres. L’inspiration s’est tarie et elle ne cherche pas à savoir pourquoi. Le jeune homme, qui pourtant ne fait « rien » dans la vie, va lui donner un coup de fouet. Il deviendra son secrétaire particulier, son assistant, son âme sœur, son souffre-douleur. Leur quotidien est pétri de menus détails, les courses, les repas, les promenades au bord de la mer. Et l’alcool, toujours, le compagnon de longues séances d’écriture et de dictée. Marguerite met Yann à la porte, il revient. Il tente de fuir, elle le bride. Cette relation passive-agressive, bien trop souvent abusive, sera mise en scène dans bon nombre d’ouvrages semi-autobiographiques tels que La Maladie de la mort (1982).

Publié en 1999, le récit de Yann Andréa fut un vrai succès de librairie. Le film a également connu un beau destin. C’est une œuvre d’une grande simplicité formelle, très intime, à deux personnages ou presque. La réalisation est transparente et la voix off, omniprésente. Quelques fulgurances comme cette scène superbe au son de Capri, c’est fini viennent heureusement écheveler quelque peu l’approche sage de l’ensemble. Ce qui passionne le plus, évidemment, ce sont les réflexions sur l’art de l’écrivain. La force du mythe. Et la force de Jeanne Moreau, qui déclarait à Télérama en janvier 2002 que jouer Duras était « plus qu’un travail : une incarnation. Cela se fait dans une intimité particulière ». À plus de soixante-dix ans, l’actrice était encore avide de mise en danger. Face à Moreau la reine, avec sa voix inimitable, tout le monde fait un peu pâle figure, mais Duras était sans aucun doute un défi à sa hauteur.