La Petite fille qui aimait trop les allumettes : l’affranchissement

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Lorsqu’une œuvre culte d’ici est réimaginée par l’un de nos réalisateurs les plus audacieux, on ne souhaite qu’applaudir. Et cet automne, La Petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy fera de nouveau des étincelles grâce à Simon Lavoie. Publié en 1998, le troisième roman de Soucy fut rédigé en trois semaines seulement, une frénésie qui se ressent dans des pages pleines de bruit et de fureur. Quelle évidence qu’il soit maintenant porté à l’écran par Lavoie ! En février dernier, celui-ci offrait (en compagnie de son complice Mathieu Denis) Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, un brûlot poétique et politique inspiré par les lendemains qui déchantent du printemps érable. En 2012, il proposait en solo une adaptation exaltée du Torrent d’Anne Hébert. Le voici qui s’attaque à nouveau à un monument littéraire d’ici.

Gaétan Soucy est né à Montréal en 1958 et allait prématurément décéder d’une crise cardiaque à l’âge de 54 ans seulement. Il aura eu le temps de publier quatre romans, quelques nouvelles et deux pièces de théâtre. Une œuvre en forme de success story, hélas trop vite fauchée dans son envol. Triomphe critique et populaire au Québec comme en Europe, La Petite fille qui aimait trop les allumettes fut rapidement traduit dans une vingtaine de langues. Il remporta aussi le Grand prix du public au Salon du livre, un choix audacieux pour une œuvre très violente, un récit d’« ensauvagement » qui remonte au primitif d’un Québec rural pré-Révolution tranquille.

Raconté à la première personne, le roman est mené par un jeune adolescent au genre volontairement flou. Il/elle et son frère ont été élevés à l’écart de toute civilisation dans un immense manoir délabré par un père dictateur, ultrareligieux et fabuleusement riche. Autrefois, cette famille comptait également une mère, et une sœur jumelle… la tentation est grande d’en dire plus, mais il faut absolument préserver les surprises de ce récit stupéfiant. La voix narratrice a puisé son savoir dans les livres saints, contrairement à son frère bête et obtus. Un matin, ils découvrent le père pendu. « Il nous fallait des ordres pour ne pas nous affaisser en morceaux, mon frère et moi, c’était notre mortier. Sans papa nous ne savions rien faire. À peine pouvions-nous par nous-mêmes hésiter, exister, avoir peur, souffrir » : les enfants doivent maintenant affronter l’univers extérieur, incarné par un village boueux, des habitants intolérants et violents, les horribles secrets du passé et les promesses de l’avenir.

Avec La Petite fille qui aimait trop les allumettes, Soucy plonge dans la psyché d’une époque où régnait le pouvoir de la religion, de la famille et du conformisme. Il évite cependant complètement l’effet carte postale à la « Pays d’en haut ». Exigeant et déroutant au départ, le texte happe rapidement le lecteur pour ne le relâcher qu’au bout de 182 pages bien tassées. Une démarche qui ne pouvait que plaire à Simon Lavoie, qui a eu la chance d’échanger avec l’auteur avant son décès au sujet d’une adaptation. Décrite comme libre, celle-ci se révèle à la fois très personnelle et totalement fidèle à l’esprit de l’écrivain, dont elle préserve le goût des mystères. Un écart de taille sépare toutefois le livre du film : la langue. Avec sa syntaxe créative, ses mots châtiés, ses vulgarités cocasses et ses sous-entendus donnant froid dans le dos, Soucy avait effectué un travail absolument remarquable pour inventer un langage collant impeccablement à son conte cruel et hors du temps. Prenant le contre-pied de ce style flamboyant, le film évacue quasiment la parole au profit d’ambiances encore plus anxiogènes. Très finement, Lavoie « remplace » le littéraire par des spécificités cinématographiques : le plan-séquence, le poids des silences, l’expressivité de la forme, et le plus beau, le choix du noir et blanc, avec de stupéfiantes scènes éclairées à la bougie. Quant à l’interprète principale, Marine Johnson, elle compose une mémorable figure de sauvageonne magnifique qui incarne la liberté dans un monde hostile et décadent.

La Petite fille qui aimait trop les allumettes de Simon Lavoie prendra l’affiche dès le vendredi 3 novembre.