L’Amant double : en eaux tièdes

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Une autre nouveauté pour L’Écrit et l’écran ce mois-ci ! C’est en effet tout récemment qu’a pris l’affiche au Québec le dix-septième long-métrage de François Ozon. Difficile de trouver plus prolifique dans le paysage du cinéma français actuel : depuis 1998, le réalisateur accumule autant les honneurs que le succès avec un goût certain pour les ruptures de ton, passant de la cruauté grotesque à la méditation douloureuse, de la comédie excentrique au mélodrame en costumes, sans oublier le thriller angoissant. C’est à cette branche que se rattache son petit dernier, L’Amant double. Ozon, qui adapte très souvent des matériaux déjà existants (romans, pièces de théâtre, autres films), s’est ici inspiré l’œuvre de Joyce Carol Oates, éminente femme de lettres américaine.

Dans L’Amant double, Chloé, une jeune femme fragile, souffre de mystérieux maux de ventre. Elle cherche de l’aide auprès de Paul, psychologue. Le médecin et sa patiente tombent amoureux l’un de l’autre et font rapidement vie commune. Mais l’apaisement de Chloé sera de courte durée car Paul lui cache un secret de taille : Louis, son jumeau identique, également psychologue. Alors que le premier est gentil et rassurant, le second est un sombre individu, tordu, abuseur et violent. Les deux frères ennemis au lourd passé s’affronteront bientôt dans le cœur – et le corps – de Chloé, le tout jusqu’au drame et au délire.

Lorsqu’elle remporte un succès mondial en 2000 avec Blonde, sa biographie romantico-psychanalytique de Marylin Monroe, Joyce Carol Oates a déjà une longue carrière derrière elle. Née en 1938, elle entre en littérature au début des années 60 et poursuit depuis une œuvre protéiforme faite de courtes nouvelles et de romans contemporains, mais aussi de récits noirs, gothiques ou policiers, teintés de fantastique et de réalisme magique. La romancière aime à explorer les zones d’ombres de personnages troubles, souvent gouvernés par des pulsions de mort ou de chair. Un univers qui ne pouvait que plaire à François Ozon, lui qui affectionne depuis toujours l’ambiguïté sexuelle, les secrets inavouables et les tourments pervers.

Détail cocasse : L’Amour en double (traduction du titre original Lives of the Twins), le court récit qui a inspiré le film d’Ozon, ne fut pas signé Joyce Carol Oates mais bien Rosamond Smith. L’auteure a ainsi féminisé le nom de son époux (l’éditeur Raymond Smith) et l’a utilisé en guise de pseudonyme pour publier en 1987 cette variation de mystery novel. La supercherie a marché comme sur des roulettes, et Carol Oates a pu s’essayer en toute liberté à un genre différent, « une sorte de film en prose » selon ses propres mots. Chloé s’appelle ici Molly Marks; ses deux amants, Jonathan et James McEwan. Au lieu de croiser la tour Eiffel, ils se promènent au pied des brownstones de la 5e avenue de New York. Et malgré le suspense, le roman reste léger, une sorte de bluette Harlequin juste assez vicieuse, avec ses gentilshommes ténébreux et son oie plus très blanche. Constellé de digressions entre parenthèses et de courts chapitres entièrement dialogués, L’Amour en double est rétro, voire carrément vieux jeu, et n’a objectivement pas bien vieilli. Et étrangement, il vend la mèche en révélant la gémellité de Jonathan McEwan dès le second paragraphe !

François Ozon se prend davantage au sérieux. Porté par une grande rigueur formelle, L’Amant double apparaît d’abord plus moderne, même si la domination psychique et charnelle des jumeaux sur le personnage de Chloé reste profondément phallocentrique. Malgré l’abondance de séquences oniriques ou délirantes, la temporalité est ici résolument linéaire, contrairement au roman qui la déconstruisait quelque peu. Mais l’adaptation, revendiquée comme « libre » par le générique, est somme toute très fidèle, autant dans de tout petits détails que dans certains dialogues repris mot pour mot… et le résultat n’est guère convaincant. Ozon, qui n’a jamais été réputé pour sa sobriété, tente de tempérer ses outrances par une froideur clinique qui évoque Hitchcock ou Polanski. Le double maléfique, un motif récurrent de la littérature fantastique, a certes encore beaucoup de beaux jours devant lui, mais ce n’est pas ici qu’on en trouvera une illustration innovatrice. Pour un récit de jumeaux autrement plus glaçant, le classique de David Cronenberg Dead Ringers (1988), avec un Jeremy Irons machiavélique à souhait, s’impose en originalité tout comme en intensité.