2001 l’odyssée de l’espace : big bang en simultané

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

L’Écrit et l’écran se consacre aux correspondances entre littérature et cinéma, et comme le prouvent nos anciens billets, ceux-ci sont multiples. Il y a cependant une direction traditionnelle à l’adaptation : le livre vient, généralement, avant le film. Des contre-exemples existent pourtant, et l’on se retrouve alors face au concept discutable de novellisation, dicté par des impératifs commerciaux bien plus qu’artistiques. Beaucoup plus intéressant – et inédit – est le cas de 2001 l’odyssée de l’espace. Le roman d’Arthur C. Clarke et le film de Stanley Kubrick furent en effet élaborés simultanément. Voici deux œuvres concomitantes, l’une pour le papier, l’autre pour le cinéma, la première ayant influencé la seconde et vice-versa, multipliant les terrains de contamination. Pour le critique comme pour le spectateur, c’est alors l’occasion rêvée de relativiser l’exercice habituel de scrutation des différences entre l’écrit et l’écran.

2001 l’odyssée de l’espace, l’œuvre littéraire, est signée par l’un des plus grands noms de la science-fiction classique, celle qui gagna ses lettres de noblesse après la Seconde Guerre mondiale. C’est justement au sortir de ces combats où il s’illustra en tant que spécialiste des alertes radar que le Britannique Arthur C. Clarke (1917-2008) décida de se consacrer à l’écriture. En 1948, il rédige La Sentinelle en réponse à un concours de la BBC. Une équipe d’astronautes y découvre sur la Lune une antique pyramide de cristal, preuve d’une vie extra-terrestre immémoriale, et donc de la délicatesse de l’existence humaine dans l’immense aventure de l’univers. Malgré qu’elle fut fort remaniée, augmentée et amalgamée à d’autres récits de l’écrivain, c’est bien cette Sentinelle qui est à la base de 2001. La pyramide s’est muée en ce fameux monolithe noir, qui alimente de son impénétrabilité les fantasmes des amoureux de science-fiction depuis six décennies.

La nouvelle de C. Clarke est finalement publiée en 1951 dans le magazine Story Fantasy, et la traduction française est ensuite popularisée par la pittoresque anthologie Histoires d’envahisseurs. C’est plus de dix ans plus tard que Stanley Kubrick, qui vient de tâter de la comédie acide et politique avec Dr. Strangelove, contacte l’écrivain. Son but avoué ? Concevoir un sommet de cinéma futuriste. Dès 1964, les deux créateurs travaillent en parallèle, chacun réagissant aux propositions de l’autre mais conservant néanmoins la paternité de leur œuvre. Le roman paraît en juillet 1968, peu après la sortie du film. C. Clarke a, par la suite, poursuivi le cycle en 1982 avec 2010 : odyssée deux (dont le réalisateur Peter Hyams a tiré un film fort oubliable); puis en 1987 avec 2061 : odyssée trois et enfin en 1997 avec 3001 : l’odyssée finale. Cette tétralogie mythique constitue un premier moment fort dans l’œuvre de l’auteur, l’autre étant Rendez-vous avec Rama (1973), qui a lui-même donné naissance à trois suites.

Aussi célèbres l’un que l’autre, le livre et le film divergent tout d’abord par leur ampleur physique : 300 pages bien tassées versus deux heures et demie de projection, dont un épilogue expérimental et psychédélique inédit. À contre-pied des nombreuses productions de l’époque, 2001 affiche une démarche rationnelle, contemplative et élégiaque. Le tout est d’abord imputable à C. Clarke, l’une des plumes caractéristiques de la science-fiction « dure », c’est-à-dire basée sur des faits scientifiques vérifiables et située dans un contexte technologique plausible. Exit donc la magie ou les excentricités fantastiques. En digne réponse, Kubrick propose un univers sobre et froid. Ses astronautes évoluent dans une quotidienneté explorée avec force détails et un superbe travail de maquettes. Le récit est ténu, les dialogues, quasi inexistants; aucun héros pour forcer l’identification du spectateur. Ce sont les atmosphères qui s’imposent, sublimes, oppressantes ou angoissantes, longuement développées au son des notes de Strauss ou de Ligeti. Sans compter la figure inoubliable de HAL, l’ordinateur tout-puissant, et terriblement… humain ? Sans les apports techniques et narratifs tout à fait révolutionnaires de Kubrick, le court roman de C. Clarke n’aurait sûrement pas connu le même retentissement ni engendré autant de suites; mais sans le sceau de l’auteur, le film n’aurait peut-être pas intégré le panthéon de la science-fiction avec autant d’aplomb et d’assurance. Voilà un exemple éloquent d’échange de talents.