Nocturnal Animals : dernier contact

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Ni analyse d’adaptation ni recension de biographie, cette livraison de février de L’Écrit et l’écran se veut quelque peu différente. Son sujet ? Nocturnal Animals (2016), le second long-métrage du célèbre créateur de mode Tom Ford, qui revient au cinéma après le sublime A Single Man (2009). Ce nouveau film est inspiré de Tony and Susan, roman de l’auteur américain Austin Wright paru en 1993. Cependant, il ne sera pas question ici de la mécanique de l’adaptation, mais bien du récit en lui-même : un récit où l’écriture et la figure de l’écrivain occupent non seulement une place de choix, mais constituent le véritable cœur de l’œuvre.

Nocturnal Animals est une construction labyrinthique, une mise en abîme permanente. En son centre, l’on retrouve Susan, une galeriste de haut niveau dans un Los Angeles chic. Celle-ci étiole son existence entre les vernissages tape-à-l’œil et une terne vie de couple avec un mari volage. Un jour, elle reçoit un manuscrit signé de la main de son ancien époux, Edward. Seule et en détresse, Susan se plonge immédiatement dans ce cadeau inattendu. Ce roman très noir raconte le calvaire de Tony, sa femme Laura et sa fille adolescente India, pris en chasse par des voyous sur une autoroute isolée du Texas. Laura et India sont kidnappées et Tony abandonné dans le désert. Débute une odyssée d’horreur, de deuil et de vengeance… La lecture de ce manuscrit qui lui est personnellement dédié ravive chez Susan tous les souvenirs de sa jeunesse et de son premier mariage avec Edward, un garçon sensible qui avait alors l’ambition de devenir écrivain.

Le film de Tom Ford débute dans l’univers de papier glacé de Susan, un sommet d’opulence et de vacuité. « Enjoy the absurdity of our world », lui dira un de ses amis inspiré. Il est admis d’emblée que leur monde n’est pas la vérité… est-ce donc de la fiction ? Sans proposer de supercherie du genre, Nocturnal Animals travaille sans cesse les doubles, les calques, les multiplications. Les oppositions par contraste également. Tout est mis en place pour édifier un discours fragmenté et passablement intello sur les variations de la vie et de la littérature. Alors que, lovée dans ses couvertures de cachemire ou plongée dans sa baignoire de marbre, Susan lit le roman d’Edward, les personnages dudit roman vivent un véritable enfer. Ses mouvements et ses actions sont continuellement raccordés par l’image à ceux de Tony. Le langage cinématographique nous fait ainsi partager les émotions intimes de la lectrice, sa peur, son angoisse; nous voyageons avec elle entre la nuit noire et le soleil écrasant, entre les décors aseptisés et une campagne poussiéreuse sans foi ni loi.

À ce dialogue de fictions dans la fiction se greffent bientôt des flashbacks sur la jeunesse de Susan et Edward, leur rencontre et leurs déboires. La confusion visuelle est accentuée par le fait qu’Edward et Tony sont interprétés par le même comédien : Jake Gyllenhaal. Quant aux figures féminines, elles sont liées par une longue chevelure flamboyante qui brouille encore davantage les frontières. Les retours en arrière du récit nous apprennent qu’Edward avait l’habitude de vampiriser son entourage pour nourrir sa création. Lorsqu’il tombe amoureux de Susan, aspirante artiste en réaction contre sa famille conservatrice, il lui invente ainsi un personnage qui se confrontera mal à la réalité de leur couple. « Mais pourquoi écris-tu ? » lui demandera-t-elle : « Parce que l’écriture est un moyen de garder les choses en vie, pour toujours ».

Un livre dans le film dans le récit, un film dans le film à l’écran : la structure savante de Nocturnal Animals, assortie à de splendides images, soigne la réputation de formaliste de Tom Ford. Le scénario est cousu de mystères qui se déplient lentement et jalousement. Le manuscrit d’Edward est-il une sorte de vengeance, comme le suggère ce tableau marqué d’un rageur Revenge que Susan accroche au mur de sa galerie ? Ou une tentative, aussi maladroite et tordue soit-elle, de reprendre contact avec le passé et une femme aimée ? Avec ses zones d’ombres et ses avenues non exploitées, Nocturnal Animals est sans contredit un film très original sur les aspirations littéraires, ratées ou réussies, réelles ou rêvées.