GUERRE ET PAIX: SPLENDEURS ET MISÈRES AU PETIT ÉCRAN

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Comme son titre l’évoque, cette nouvelle rubrique mensuelle s’intéressera aux rapports entre cinéma et littérature. Ceux-ci sont multiples, complexes, organiques, et soulèvent souvent bien des passions. Il sera bien entendu question d’adaptations littéraires, mais également d’œuvres cinématographiques mettant en scène des écrivains et des films où la littérature occupe une place centrale. Joignant ainsi deux domaines captivants, L’Écrit et l’écran vous donnent rendez-vous tous les mois sur le site du Blanc cahier.

Débutons les festivités avec un grand classique, peut-être le plus grand de tous : La Guerre et la paix. Rien que ça ! Publié en feuilleton entre 1865 et 1869 dans Le Messager russe, la deuxième œuvre de Léon Tolstoï (1828-1910) obtint un succès immédiat. Son souci maladif du détail et son enchevêtrement vertigineux de récits ont révolutionné le roman moderne. Pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est une rencontre avec une littérature russe certes plus aisée que celle de Dostoïevski, mais tout de même une rencontre de près de 2000 pages, de centaines de personnages, plus de quinze ans d’histoire et deux guerres.

La Guerre et la paix, c’est l’amour, l’amitié, la violence, la vanité, la fatalité, l’histoire et le destin; un roman choral qui brasse à la fois les existences de personnages mythiques – Pierre, André, Natacha, Sonia – et celle du grand empire russe. Tout un programme qui a déjà connu plusieurs adaptations au grand et au petit écran, dont les plus célèbres demeurent l’Américaine par King Vidor en 1956 et l’autre, soviétique, par Serguei Bondartchouk dix ans plus tard. Cette fois-ci, c’est la BBC qui s’y colle, dans une minisérie de six heures trente diffusée l’hiver dernier. Une adaptation télévisuelle donc, format auquel nous nous attarderons peut-être plus rarement, mais qui devrait plaire aux aficionados de ces romans interminables que l’on juge inadaptables et qui finissent bien souvent tronqués de manière risible sur grand écran. Mais La Guerre et la paix est un ouvrage si foisonnant que l’on se demande si ces six heures trente ne sont pas encore bien modestes pour lui rendre honneur.

La télévision d’état Anglaise étant ce qu’elle est, nous sommes en droit de nous attendre à une adaptation de grande classe assortie d’un budget conséquent et de comédiens sachant monter à cheval et se battre à l’épée comme s’ils avaient fait ça toute leur vie. De fait, La Guerre et la paix est une véritable splendeur visuelle. Le réalisateur Tom Harper a tourné en Russie même et dans les pays baltes. Le scénario fut confié à Andrew Davies, une sommité, connu entres autres pour avoir adapté au petit écran Orgueil et préjugés en 1995 avec un immense succès. Tout ce savoir-faire britannique explique sûrement pourquoi le si profondément russe Tolstoï affiche ici des faux airs de Jane Austen. Passons rapidement sur l’étrangeté de voir tous ces excellents acteurs, souvent célèbres, transfuges de Dowton Abbey pour l’une et de Mr. Selfridge pour l’autre, se donner du « Piotr Ilitch » et porter la chapka avec une classe folle : une adaptation en russe avec des visages inconnus aurait été plus surprenante. Mais ne boudons pas le talent de Paul Dano, indéniablement parfait (et déchirant) dans le rôle de Pierre Bezoukhov, antihéros romantique et lunaire, pacifiste et philosophe.

Mais la question demeure : où couper dans ces 2000 pages, pour que le tout soit digeste ? Dans les descriptions militaires, bien entendu. Celles-ci, d’une intense complexité, occupent des chapitres entiers de l’ouvrage, et même le lecteur le mieux intentionné y perdra son latin. La télévision lui facilitera le travail. Pourtant, les amateurs du roman seront quelque peu stupéfaits devant le personnage d’Hélène Bezoukhov, ici réduite à une cruelle nymphomane superficielle, qui plus est incestueuse avec son frère – une pure invention pour le moins discutable.

La minisérie prend totalement son envol lors de son troisième épisode, qui s’ouvre sur un duel et se referme sur un amour naissant, un crescendo d’émotion aussi efficace que déchirant. La Guerre et la paix version BBC nous donne irrésistiblement envie de se promener en calèche dans la neige, enveloppé de fourrure : une vision de carte postale qui convaincra sûrement plusieurs lecteurs avides de classiques d’enfin s’atteler au monument écrit par Tolstoï il y a près de deux siècles.