« Oh… » / ELLE : CHERCHEZ LA VICTIME

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Bienvenue dans cette deuxième rubrique mensuelle consacrée aux liaisons entre cinéma et littérature. Celles-ci sont parfois dangereuses, mais parfois, elles produisent aussi les plus belles étincelles… En ce mois de novembre, place donc à l’adaptation d’un roman français contemporain, et à une nouveauté au grand écran également. Une sombre histoire d’agression non dénuée d’humour, un récit de survivance déjanté qui sort de tous les sentiers battus : Elle de Paul Verhoeven, transposition cinématographique du « Oh… » de Philippe Djian.

Lorsqu’il a été annoncé que Verhoeven revenait enfin derrière la caméra, les humeurs se sont échauffées. Il s’agit après tout du génie hollandais qui avait d’abord réveillé son cinéma national dans les années 1970 avec une poignée de chefs-d’œuvre (Turkish Delight, Soldier of Orange, Spetters) pour ensuite poursuivre à Hollywood une carrière au succès phénoménal. Mais lorsqu’il s’est avéré que Verhoeven nous revenait avec son premier film français, tourné dans la langue de Molière avec un casting tout étoiles, l’excitation fut à son comble. Encore mieux : ce film allait également être une adaptation de Philippe Djian. Verhoeven/Djian : un mariage qui coule de source. Deux créateurs hyperactifs et populaires, chez qui le succès et le souffre s’allient naturellement.

Le lien entre Djian et le cinéma s’incarne évidemment dans l’immensément célèbre 37°2 le matin, publié en 1985 et porté au grand écran – avec le succès que l’on sait –  dès l’année suivante par Jean-Jacques Beineix. 37°2, c’est la quintessence du cinéma-vidéoclip eighties, une histoire d’amour déchirante et fluorescente, un grand film générationnel et hystérique. C’est aussi une œuvre éminemment sensuelle et libre, des qualités qui ne peuvent que nous rappeler un certain Paul Verheoeven ! Suite à la réussite de 37°2, d’autres romans de Djian ont été adaptés au cinéma, certains mieux que d’autres, par André Téchiné ou les frères Larrieu. Il faut dire que l’auteur est prolifique : un ouvrage par année en moyenne, dont ce « Oh… », Prix Interallié 2012.

« Oh… » est écrit à la première personne, sans découpage, sans chapitres, avec si peu de respirations. Un flux de conscience qui nous permet d’infiltrer l’esprit de Michèle, la cinquantaine, femme à poigne qui gère à la fois son entreprise, sa vieille mère fantasque, son ex-mari dépressif et son grand fils adulescent. Un jour, chez elle, Michèle se fait violer par un inconnu masqué. Elle décide de ne pas porter plainte et de poursuivre son existence « comme si de rien n’était ». À moins qu’elle ne se venge elle-même…

On le voit tout de suite : le récit de « Oh… » est profondément, terriblement amoral. L’écriture si intime de Djian met à nu des contradictions et des tourments liés à la violence et au sexe, ces thèmes qui font vendre et qui font peur. Rien pour déplaire à Verhoeven, vieux routier de tout ce qui est tordu. Cette charge scandaleuse a empêché une adaptation hollywoodienne, la sortie du film en France a même provoqué une certaine polémique. Au sein du concert de critiques élogieuses, certains ont brandi le spectre de l’apologie du viol. Évidemment, il n’en est rien. Et pour une rare fois dans sa carrière, Verhoeven peut cette fois renvoyer la balle à quelqu’un d’autre : « Adressez vos réclamations à Philippe Djian, c’est lui qui a tout inventé ! ». Il est vrai que le scénario, signé par le Britannique David Birke, est extrêmement fidèle au matériau original. Même rythme haletant, mêmes dialogues acérés, même humour tissé de malaises. Pour ajouter au trouble ambiant, une petite liberté : dans le roman, Michèle dirigeait une boîte de production cinématographique, métier jugé peu évocateur visuellement par Verhoeven qui a plutôt opté pour les jeux vidéo – dans le genre violent et trash. Soucieuse d’offrir aux gamers une expérience hors du commun, Michèle exhorte ses animateurs à pousser le bouchon toujours plus loin : « Il faut qu’il sente le sang couler entre ses doigts, tiède et épais si possible ». Quelle surprise.

Djian a écrit son roman avec, en tête, peut-être la plus grande actrice française : Isabelle Huppert. Dirigée par Verhoeven, celle-ci se révèle impériale. Le film remporte le pari inouï de restituer l’essence si particulière de la plume de Djian, cet étroit mélange de tons entre quotidienneté, férocité et ironie. Un régal !

Elle prend l’affiche à Montréal le 18 novembre et représentera la France dans la prochaine course aux Oscar.