Kafka : démons & merveilles

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Les débuts du XXe siècle furent indubitablement florissants pour la littérature d’angoisse. Pendant qu’en Nouvelle-Angleterre H. P. Lovecraft rêvait d’horreurs cosmiques, Franz Kafka imaginait, en Europe centrale, des mues monstrueuses et des délires paranoïaques. Né en 1883 dans une famille juive de Prague, alors la capitale de la Bohême en plein empire austro-hongrois, Kafka fut un fonctionnaire sans histoires qui a travaillé presque toute sa vie pour des compagnies d’assurances. Cependant toutes les nuits, il rédigeait, « comme ivre », des récits oppressants et étonnamment modernes. Tuberculeux, hypocondriaque et hypersensible, véritable phobique social, il est décédé en 1924 à l’âge de 40 ans. 

Kafka a toujours envisagé la littérature comme une expérience non seulement intense et solitaire, mais véritablement douloureuse voire insupportable : « On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et qui nous mordent ». En guise de piques célèbres, il laissa à la postérité l’incontournable Métamorphose (1915), odyssée d’un représentant de commerce qui se réveille un matin transformé en insecte monstrueux, ainsi que Le Procès et Le Château (publiés de manière posthume en 1925 et 1926), où des quidams ordinaires se mesurent cruellement à des systèmes bureaucratiques tentaculaires.

Au grand écran, Kafka a inspiré Orson Welles (Le Procès, chef-d’œuvre tardif de 1962), mais également un drôle d’objet cinématographique signé Steven Soderberg. En 1992, le jeune prodige américain est encore tout auréolé de la Palme d’or reçue pour Sex, Lies, and Videotape (1989). Loin de se reposer sur ses lauriers, il se lance dans un projet hautement ambitieux : Kafka, une méditation biographique crépusculaire avec Jeremy Irons dans le rôle principal. 

Le film se déroule en 1919 dans un Prague fantomatique. Kafka est un terne employé de bureau le jour et un aspirant écrivain la nuit. C’est un loup solitaire, maladroit, voire même étrange en société : jusqu’ici, les détails biographiques sont tout à fait conformes à la vérité historique. Le grain de sable dans l’engrenage sera la disparition subite d’un collègue de travail. L’infortuné aurait-il connu un destin à la Joseph K, le héros du Procès, arrêté sans motif, accusé sans preuve, évanoui sans laisser de trace ? Kafka enquête. Son chemin croisera alors celui d’associations politiques clandestines et des mystérieuses autorités tyranniques du « château »… comme ses personnages, l’écrivain est confronté à un vertigineux problème sans réponse.

L’inquiétante étrangeté du récit est appuyée par une forme à l’avenant : un sublime noir et blanc gothique évoquant irrésistiblement le cinéma expressionniste de l’époque, de L’Étudiant de Prague (1913) au Golem (1920). Prague est le terrain idéal pour une course au double et au monstre dans des ruelles labyrinthiques. Quant à l’univers de Kafka, c’est une usine à fantasmes dont les complexes ramifications ont même donné naissance à l’adjectif « kafkaïen » : lui consacrer un simple biopic semblait donc bien peu approprié. Une rêverie cauchemardesque, voilà qui est bien mieux ! Le film de Soderberg s’efforce ainsi de nous démontrer que l’écrivain demeure d’abord et avant tout une énigme. Sa terne existence ne justifie aucunement son inventivité si débordante et surtout, si oppressante. C’est de ce trou noir rempli d’hypothèses que découle la matière du film; un ensemble de bribes prouvant que la vérité est floue, voire inexistante. Il y a ce que Kafka vit, ce qu’il imagine, et ce qu’il écrit : trois niveaux de narration, imbriqués et superposés, pour figurer toute la construction mystérieuse et la mécanique de la littérature. Le créateur devient aussi personnage de ses propres fictions. Son ultime roman étant resté incomplet, on peut même avancer que Soderberg se plaît à imaginer l’adaptation possible de cet inachevé… d’autant plus que le film cite abondamment les débuts du septième art à travers de nombreux motifs classiques (slapstick, contre-plongées exagérées, ombres projetées). 

Maniériste et cryptique, Kafka fut à sa sortie un échec critique et public qui s’est transformé quasi naturellement en culte avec le temps. Le destin mitigé du film n’a jamais été accepté par Soderberg qui, depuis plus de vingt ans, nous « menace » d’un remontage qui ne rendrait pas l’œuvre plus digeste, bien au contraire… l’écrivain de Prague n’a pas dit son dernier mot.