Smoking/No Smoking : jeux de l’amour et du hasard

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

Profitons de cette chronique estivale pour aborder les liens tissés serrés entre littérature et cinéma sous un nouvel angle. Comment le septième art joue-t-il avec les structures narratives, et quel grain de sel particulier peut-il proposer dans la virtuosité d’un récit ? Ce fil blanc peut être suivi à travers toute l’œuvre d’Alain Resnais (1922-2014). Le réalisateur a débuté sa carrière kilométrique en plein choc de la modernité cinématographique… et littéraire. Hiroshima mon amour (1959) est en effet scénarisé par Marguerite Duras; L’Année dernière à Marienbad (1961), par Alain Robbe-Grillet. La démarche est inédite : plutôt que des adaptations de textes existants, Resnais commande aux chantres du nouveau roman des originaux et leur conseille « Faites de la littérature. Oubliez la caméra ». Mais c’est bien l’aide de celle-ci qu’il révolutionne les règles classiques de l’écriture à l’écran : refus de la vraisemblance et de la linéarité, brouillage des frontières entre réalité et fantasme, artificialité revendiquée, personnages-archétypes et beaucoup, beaucoup de distanciations et d’humour. 

Smoking/No Smoking est un cas d’école dans le cinéma de Resnais. Ce « deux-films-en-un », grand succès de 1993, s’inspire d’une pièce britannique contemporaine, Intimate Exchanges d’Alan Ayckbourn. La relation artistique entre Resnais et le dramaturge sera d’ailleurs des plus fructueuses puisque deux autres adaptations verront le jour par la suite (Cœurs en 2006 et Aimer, boire et chanter en 2014). Intimate Exchanges est en fait une série de huit petites pièces que l’on peut combiner à loisir pour créer une construction à géométrie variable. C’est le fameux duo Agnès Jaoui/Jean-Pierre Bacri qui se charge du scénario.

Lorsqu’une pièce de théâtre est transposée au cinéma, tout est généralement mis en œuvre pour gommer l’origine scénique. Le réalisateur s’efforce de dynamiser une action qui qui n’est plus figée sur les planches; il tente également de briser des conventions jugées comme rigides, et mise sur les spécificités cinématographiques. En bon formaliste qui aime les défis – et les blagues aussi – la démarche de Resnais est exactement contraire : son film est volontairement artificiel et non réaliste. Par contre, il table fortement sur la nature intrinsèque du cinéma, c’est-à-dire le montage. 

Les récits multiples de Smoking et de No Smoking s’articulent autour d’un choix initial. Dans les deux films, Celia Teasdale, bourgeoise bon teint du Yorkshire, sort dans son jardin pour faire un brin de ménage de printemps. Elle trouve alors un paquet de cigarettes et hésite : prendre une pause ou continuer ses activités ? En fumer une ou pas ? De cette décision en apparence anodine découlera une série de chassés-croisés : la visite du jardinier, une fête champêtre, un baptême, confession dans une remise, une messe de minuit, un mariage… le tout mixé et remixé dans un ordre qui semble quasiment aléatoire. Sauf que contrairement à la structure d’un livre dont vous êtes le héros ou d’un jeu vidéo d’aventures, le spectateur n’a ici pas le choix de l’action qui va suivre. 

Quelques lieux et une dizaine de personnages peuplent ces vignettes introduites à l’écran par des cartons. Et en plus de leurs péripéties incongrues, déclinées en dialogues particulièrement baroques, les films ont la particularité facétieuse ne n’avoir que deux interprètes. Femmes, hommes, époux, amants, amis, maîtres et domestiques sont tous incarnées par deux pierres angulaires de l’univers de Resnais, Sabine Azéma et Pierre Arditi. Si, au théâtre, il n’est pas rare qu’un même acteur se voie confier plusieurs rôles, la pratique est tout à fait inhabituelle au cinéma : la faute à la sacro-sainte règle du réalisme et de la vraisemblance, auquel le septième art, par son objectivité photographique, serait assujetti. À contre-pied de ce naturalisme classique, Azéma et Arditi, grimés et perruqués, passent d’un personnage à l’autre avec la complicité du spectateur, qui choisit consciemment d’entrer dans le jeu. Le film établit un processus identique avec les décors, en théorie extérieurs mais recrées en studio dans une esthétique carton-pâte du plus bel effet, et avec les accents artificiels des comédiens, qui essaient de nous faire croire qu’ils évoluent tout bonnement dans un jardin anglais ! Voici un exercice de style aussi intellectuel que comique, complètement jubilatoire.