La Mort de Staline : rire rouge

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

La satire politique est un art des plus délicats. Le réalisateur anglais Armando Iannucci le sait bien, lui qui en a fait sa spécialité grâce à la série télévisée The Thick of It (2005-2012) et son premier long-métrage In The Loop (2009). Pour son second, il dévie maintenant son regard irrévérencieux du gouvernement britannique contemporain au pouvoir soviétique du début des années 50. La Mort de Staline, qui a pris l’affiche un peu plus tôt ce printemps, est l’adaptation cinématographique de la bande dessinée en deux tomes du même titre, signée Fabien Nury (scénario) et Thierry Robin (dessin). Publié entre 2010 et 2012 aux éditions Dargaud, l’ouvrage a ravi autant les spécialistes (il a reçu le Prix annuel remis par la revue Historia) que le grand public. Son mélange étroit de réalité historique et d’humour noir délirant ne pouvait que séduire le grand écran. 

Le sous-titre de La Mort de Staline, la bande dessinée, est Une histoire vraie… soviétique. Si les auteurs admettent que leur œuvre est de fiction, ils « précisent toutefois qu’ils n’ont guère eu besoin de forcer leur imagination, étant incapables d’inventer quoi que ce soit d’équivalent à la folie furieuse de Staline et de son entourage »… le ton est donné. Le tout débute avec un épisode véridique (ou légendaire ?) : le dictateur aurait, une nuit, réclamé en urgence d’entendre chez lui un concert qui n’avait malheureusement pas été enregistré. Le chef d’orchestre et les musiciens auraient alors été forcés de « rejouer » le tout devant une salle de quidams recrutés dans la rue. Cette anecdote est à l’image de la fin du règne du Petit père de peuples : un grand délire paranoïaque déconnecté de toute réalité. Mais Staline n’en avait plus pour longtemps à vivre. Terrassé par une attaque cardiaque, il gît bientôt sur le sol, et ses plus proches conseilleurs se disputent déjà sa succession. 

C’est donc à « l’après-Staline » que l’œuvre littéraire s’intéresse. Le film également, et l’adaptation en est globalement très fidèle. Formellement, on y retrouve certains gimmicks propres au neuvième art (la présentation des personnages sous forme de vignettes explicatives) qui, au grand écran, provoquent un irrésistible effet comique. Le film se concentre sur quatre protagonistes : les proches conseillers du tyran, Nikita Khrouchtchev, Gueorgui Malenkov et Viatcheslav Molotov, et le terrible chef de la sécurité Lavrenti Beria. Ajoutez-y le général Joukov, chef des armées soviétiques, et vous obtiendrez une belle brochette de profiteurs. Et souvent d’imbéciles. 

L’humour était déjà bien présent dans la bande dessinée de Nury et Robin, assorti d’un magnifique graphisme à la sauce soviétique. Du noir, du rouge et du blanc, des ombres, des lignes franches. Le scénario est méticuleux, à la fois solidement documenté et pimenté d’extrapolations. Dans le premier tome, Agonie, les épouvantails du pouvoir s’agitent autour du corps encore chaud du dictateur. Dans le second, Funérailles, il s’agit maintenant de l’enterrer et, par la grandeur de la cérémonie, de « clore » la période stalinienne. Les différentes personnalités qui se penchent sur le cercueil préfigurent autant d’avenirs possibles pour l’URSS. De ce moment historique, Armando Iannucci a fait une vraie farce, hilarante, ouvertement ridicule, beaucoup plus outrée. La démarche peut surprendre, elle est cependant fidèle à un certain esprit slave, qui allie sérieux et comique en toute liberté. Il faut avouer que l’effet est décapant, même s’il repose trop souvent sur une certaine vulgarité.  

Passé la surprise de voir tous ces acteurs anglo-saxons jouer les Russes avec une prononciation parfois approximative des patronymes, on se régale de leurs talents. C’est évidemment Steve Buscemi qui vole la vedette dans la peau de Nikita Khrouchtchev le réformateur, même si Jeffrey Tambor fait des merveilles dans l’habit compassé de Malenkov. Mine de rien, la matière scénaristique est très, très sombre; et si la démesure de la farce fait passer la pilule, il nous reste un goût amer dans la bouche. Aveugle, ultraviolente, la dictature stalinienne a été le cadre d’horreurs inimaginables que le film aborde également, faisant monter la mayonnaise du malaise. On peut certes lui préférer la bande dessinée de Nury et Robin, plus subtile, ou tout simplement apprécier les deux œuvres en compagnonnage.