Marvin d’Anne Fontaine : en finir avec l’adaptation

L’ÉCRIT ET L'ÉCRAN
Zoé Protat

C’est une histoire particulière que raconte cette livraison de L’Écrit et l’écran : celle d’une adaptation cinématographique annoncée, puis transformée, mais qui peine au final à s’extirper de son œuvre d’origine. Marvin ou la belle éducation a tout récemment pris l’affiche à Montréal. Pour les lecteurs d’En finir avec Eddy Bellegueule (et ils sont nombreux), impossible de ne pas avoir en tête les mots d’Édouard Louis en regardant le film… et ce, même si le nom de l’auteur n’apparaît pas au générique ! En effet, il a tout d’abord été annoncé qu’Anne Fontaine, réalisatrice habituée des univers troubles (Nettoyage à sec, Nathalie…, Entre ses mains) allait porter à l’écran le best-seller autobiographique de 2014, publié aux éditions du Seuil. De trop grandes différences entre les récits de base et d’arrivée ont cependant dissocié l’écrivain du résultat. Édouard Louis déclare sur Twitter n’avoir « rien à voir avec le film »; Anne Fontaine affirme quant à elle que 60 % de son Marvin est inédit. Voici une situation surprenante, et mystérieuse. 

Véritable lecture-choc, En finir avec Eddy Bellegueule relate une enfance pauvre dans un village de Picardie. C’est celle d’Édouard Louis, désormais normalien et bobo parisien, qui décrit méticuleusement une misère ordinaire et white trash, comme si Zola existait encore en ce début de XXIe siècle. Les trous dans les murs couverts par un carton, la nourriture graisseuse et bon marché, les cris, l’alcool… La misère intellectuelle aussi : la télévision ouverte en permanence du matin au soir et le mépris en étendard face à toute tentative de raffinement, d’expression artistique, ou simplement de différence. Un microcosme en vase clos où les filles enfantent très jeunes et où les garçons, eux, se doivent d’être des durs. Un monde programmé pour perpétuer l’intolérance. 

C’est de ce monde dont Eddy, réinventé en Édouard, a réussi à s’extirper. Une victoire et une renaissance pour celui qui a toujours été à part, non seulement en raison de ses aspirations exceptionnelles, mais aussi par son orientation sexuelle. Le roman s’arrête lorsqu’il entre dans l’adolescence et à l’école d’art dramatique. La suite de l’histoire est, en quelque sorte, « écrite » par la personnalité publique d’Édouard Louis. Mais selon ses propres mots, Anne Fontaine ne pouvait pas envisager son film sans raconter l’affranchissement de la figure fictive. Eddy Bellegueule, le patronyme improbable, se transforme alors en Marvin Bijou, un autre collage antagoniste aux allures de pseudonyme. Au lieu de devenir écrivain, Marvin poursuit sa quête au théâtre. La scène est son moyen de prendre la parole et de se réapproprier son histoire. 

La réalisatrice a déconstruit la temporalité du récit par des flashbacks successifs. Extrêmement rapidement, on plonge dans l’enfance du personnage principal par une séquence d’intimidation. Le petit Marvin est toujours le souffre-douleur des grands de son école, mais le film reste timide par rapport aux vraies visions d’horreur du roman. Quant au « je » du livre, il est incarné à l’écran par un Marvin maintenant adulte, qui répète un seul-en-scène racontant sa jeunesse en toute impudeur. 

Les trames centrales du livre et du film demeurent identiques : le protagoniste doit se sauver pour devenir quelqu’un d’autre – c’est-à-dire lui-même. Édouard Louis a eu des mots très durs envers ceux qui l’ont vu grandir, et sa virulence n’a pas manqué de faire scandale. Certes, l’auteur est un révolté qui ne fait pas dans la dentelle. Cette absence de nuances se répercute aussi à l’écran où Grégory Gadebois, d’ordinaire excellent, hérite de la partition grossière du père. À cette description de l’enfance « prolo » tendance grand-guignol, Anne Fontaine oppose un autre portrait attendu : celui du théâtre parisien et d’un certain milieu bobo-friqué-gay. Plus honnête, plus authentique, Marvin Bijou y est un étranger comme il l’était d’ailleurs parmi les siens, mais il réussira dans tous les cas à faire de sa différence la matière même de sa création. À la toute fin, il devient Martin Clément (encore deux prénoms) et connaît le succès grâce à sa pièce Qui a tué Marvin Bijou ? « Il y a aussi un livre, il paraît », déclarera son père. Comme quoi il est toujours difficile de s’émanciper d’une adaptation cinématographique qui n’ose pas dire son nom.