LA CLANDESTINE

VOYAGES ET AUTRES...
Suzanne Sterzi

Je demande pardon.

Nous étions dans le jardin. Elle, tapie dans un coin, moi, assise au soleil; j’écoutais chanter Anita. Je bourgeonnais de bien être, enivrée du parfum des fleurs de l’oranger. Mon corps me disait que la vie avait du bon. Du très bon, même.

Un décollage inopiné secoua la félicité où je logeais. Quelle était donc cette chose qui semait la pagaille. Elle volait de toute ses ailes, appelée par son destin. Des ailes si longues, si brunes que je cru voir un moineau fou. Un soupçon effleura mes neurones: l’oiseau plane, satisfait. Cette chose voletait désordonnée, pitoyable, turbulente. Elle se posa sur le mur, à gauche du transat.

Le coup d’œil fut troublant; aucun fichier de ma boîte crânienne n’avait jamais répertorié une affaire pareille; une sorte d’ovni terrien. Qui était cette bestiole gigantesque, cet inconnue de Raid, cet anachronisme vivant? Insecte d’un autre âge. D’un autre continent, peut-être. Voyageuse intrépide, immigrante clandestine.

Je ne lui ai pas donné le temps de plaider sa cause. Adepte de l’esthétisme, la laideur que je lui trouvais avait déjà condamné l’intruse. Les règles d’or de Léonard l’emporteront toujours sur les raisonnements du généticien Albert Jacquard prétendant que toute créature est pourvue de beauté. À ce moment précis, de panique devant l’inconnu, ni lui, ni la folle volante, n’aurait pu me convaincre de leur magnificence intrinsèque.

En matière de système d’alarme, les bêtes nous sont supérieures. L’insecte restait immobile comme s’il avait compris que tout mouvement de sa part devenait une provocation m’incitant à la guerre. Son inertie me permit de mesurer l’importance de la bestiasse. Ses exigences au niveau de l’épicerie auraient sans doute laissé le gecko du jardin exsangue. Me vint un doute: cet astronef n’était-il point une sauterelle? Une sauterelle du même gabarit que celui de la huitième plaie d’Égypte? La Bible raconte qu’une pluie de sauterelles s’était abattue sur le pays détruisant toutes les récoltes et plongeant le peuple dans la famine. Venait-elle explorer pour ensuite y ramener toutes ses cousines?

Avant qu’elle ne dévore tout le jardin, le géko et moi-même, j’actionnai le dispositif courage fuyons en parfait accord avec Henri Laborit qui proposait la fuite comme solution à tout stress. Je bondis, hystérique, dans la maison, glissant la porte patio aussi rapidement que le sas d’un sous-marin en détresse. Ouf! J’étais sauve! Mais, fini la paix des vacances. La cohabitation était impossible.

N’écoutant que son amour pour moi et l’audace qui l’habite, mon compagnon, témoin de mon infortune, empoigna le balai et sortit sur le champ. Tel Saint-georges affrontant le dragon, il assena un premier coup à l’animal fabuleux. Celui-ci tomba. La tête lui tournait sans doute car il cherchait à soulever sa carcasse, battant les ailes pauvrement. Le chevalier n’est pas sadique et il a vu le film they shoot horses don’t tey. Il doit achever sa victime. La compassion devient une sale besogne. Deux coups. Trois coups. S’en était fait de la nomade. L’assassin leva la tête et je vis dans son regard qu’il n’avait pas le front glorieux. L’air piteux, il prononça: “Une sauterelle” comme pour dire, ce n’était que ça. Une question virevolta et se posa sur cet fin d’après midi: l’accommodement était-il possible? Mais qui veut gâcher ses vacances si courtes pour une question de sauterelle singulière? Je retournai à mon parfum d’oranger oubliant tous les bouddhistes du monde.